18, rue des Gras, à Clermont-Ferrand : pendant six ans, les volets de la vieillotte devanture sont restés clos. Qui, parmi nous sait, ou du moins soupçonne ? Qui perçoit encore, ne serait-ce qu’en passant et à l’état de traces, les émanations « odo-radio-magnétiques » de la pierre-talisman. Or, sachez-le , les 20 mètres carrés de cette minuscule boutique qu’on vient de démolir, ont été le siège d’une aventure étrange. On ne rouvre pas aujourd’hui le dossier Atzel sans inhaler, à défaut de magnétisme, une bouffée d’authentique mystère …
Le 4 octobre 1989, au pied de la cathédrale de Clermont, deux Africains élégants, venus (on le suppose) du bout du monde en quête du bijou-talisman, frappaient vainement à la porte vitrée. Esther Gay, qui la veille encore était au travail derrière son comptoir cabalistique, venait de mourir à l’âge de 87 ans.
Déception et consternation pour les deux visiteurs. « Aujourd’hui l’Afrique est en deuil ! », prononça solennellement l’un d’eux. C’était la dernière réplique d’un roman ésotérique et exotique, dont l’action s’étale sur un siècle.
Pour être chronologique, remontons à 1901, date à laquelle, au 18, rue des Gras, s’installe un bijoutier-lapidaire originaire d’Annonay : Siméon Biennier. Sous la conjonction de l’opportunité et de l’inspiration, Siméon (qui en fait s’appelle Emile) lance bientôt un bijou mirifique promis à un grand et durable succès. Il s’agit d’une pierre anthracite « venue de régions ténébreuses » (et tenues secrètes), et constituée d’une « matière obscure aux reflets indéfinissables ».
La gemme Atzel infuse à l’organisme de celui qui la porte un « fluide subtil ».
À grands renforts de références aussi bien scientifiques qu’occultes, où se mêlent radioactivité, rayons X, diamant bleu, télégraphie sans fil et momie qui tue, le livret publié en 1910 pat Siméon Biennier vante les vertus d’un talisman censé attirer santé, richesse, considération et « sourire du destin ».
En 1915, une lettre d’un éminent membre hollandais de moult sociétés savantes témoigne que la pierre lui a fait ressentir « comme un soulagement du système ganglionnaire ». « Ses effluves renforcent », dit-il « l’animation astrale ». « M. Biennier est un des plus précieux occultistes du XXe siècle. »
D’un point de vue bassement chimique, la gemme Atzel n’est ni plus ni moins qu’une sorte de limonite, sesquioxyde naturel du fer. Mais Siméon détient le moyen de la « faire vivre », qu’il dit avoir découvert « dans de vieux parchemins, palimpsestes obscurs et presque indéchiffrables ».
Lui-même porte au petit doigt – le plus riche en terminaisons nerveuses – une gemme gravée de son fameux « homme avec glaive chevauchant un dragon écumant », signe, on le devine, de puissance et de domination …
Le catalogue propose des bagues et des breloques-pendentifs. La pierre est en forme de brillant ou intaillée de hiéroglyphes, ibis, scarabées … Les montures sont en or ou en argent, « métaux travaillées à certaines époques lunaires ».
Le bijou, à défaut d’autre certitude le concernant, est joli et même empreint d’un charme sibyllin aujourd’hui attendrissant. Siméon aime le travail bien fait. Il ne vend pas du toc.
C’est entre les deux guerres que la pierre connait l’apogée de son succès commercial. En 1933, le livre d’or de la gemme Atzel contient plus de mille témoignages de reconnaissance. Le constant d’un huissier clermontois atteste que les textes publiés correspondent à des lettres originales détenues par Siméon Biennier. Jusqu’à cinq employées s’activent aux expéditions, dans le petit local de la rue des Gras. Travailleur acharné, le patron est exigeant, mais pas sans égards pour ses employées qu’il a pour habitude d’emmener en vacances. C’était avant l’ère des congés payés …
Avec arrière-pensées atzéliennes ou simplement curieux de son époque, Siméon Biennier trouve le temps de visiter des dizaines de pays. En ce temps-là, les échanges coloniaux et le renom de la France font que la presse française est lue partout dans le monde, de même que les publicités (« Je suis la gemme Atzel, je sème le bonheur. ») qu’y fait insérer Siméon. D’Afrique, d’Indochine, d’Europe de l’est, les commandes affluent … Guinée portugaise. Territoire des Amazones et autres cachets postaux relevant d’une géographie mythique attestent du succès de la pierre.
Combien de sous-officiers de la coloniale, sauvés par Atzel de la sagaie des insoumis ? Combien de spahis, de tirailleurs à chéchia épargnés par la mitraille et les bambous empoisonnés ? Combien de commerçants arméniens comblés dans leur négoce ? Combien de colons, d’aventuriers tropicaux, de Roumains francophiles, d’autochtones et de métropolitains … Au fil du temps, des centaines de kilos de correspondance euphorique viennent épaissIr le dossier des miraculés d’Atzel. Puis la Deuxième Guerre Mondiale marque le début du déclin.
Déjà âgé, Siméon Biennier s’accommode de cette accalmie. En 1967, il meurt, à l’âge de 93 ans, après sept décennies « au service » du bijou-talisman. Dernière employée de Siméon, sa secrétaire, Esther Gay, prend sa suite. Sans changer une virgule à la parole du fondateur, Esther Gay va perpétuer les traditions et l’esprit de la gemme Atzel. C’est reparti. Au ralentii, mais encore pour vingt-deux ans. Atzel recueille toujours les fruits de son ancienne gloire.
Assez récemment encore, les riverains virent s’arrêter, rue des Gras, avec au volant un chauffeur en livrée, la somptueuse limousine d’un diplomate noir. Perplexe, le dignitaire scrutait les environs, cherchant l’antre de la mythique gemme. L’anecdote est symptomatique des dernières années – « les années Esther » - de la pierre-talisman. La demande est presque exclusivement africaine.
Sur le continent noir, donc, la magie a la vie dure. Dans les ministères de Dakar et les cases de la brousse, Atzel fait encore merveille. Au courrier, arrive une moisson, de lettres alambiquées, timbrées de papillons et de coléoptères, conclues de « salutations sentimentales ». Esther est comblée de cadeaux exotiques qu’elle expose dans sa désuète vitrine. À 87 ans, elle est encore inondée de naïves demandes en mariage.
Esther Gay, que tout le monde dans la rue appelle Chouquette, se contente de cette notoriété à distance. Superstar à Abidjan. Quasi invisible aux yeux des Clermontois en son siège social délavé par les ans. Dans les années 80, c’est en toute discrétion et seulement à temps partiel qu’elle distille encore sur un monde lointain les sortilèges de la gemme. Sa boutique est dépourvue d’enseigne et, en apparence, de marchandise. Le profane entré là par hasard se perd en conjectures. Mais à quel commerce vous adonnez-vous donc, mademoiselle Esther ? « Je vends du bonheur », répond malicieusement Chouquette.
Pour protéger la pierre philosophale de la rue des Gras, il y a dix-sept serrures (en comptant celles des volets). Il faut, dit-on vingt minutes au non-initié pour les manœuvrer toutes. Mais Chouquette a l’habitude. Entrée au service de Siméon Biennier en 1917, elle totalisait, à sa mort, soixante-douze ans de gemme Atzel. De 1989 à aujourd’hui, sa boutique est restée close, sous le sceau des six - sept serrures. Fin décembre 1994, la porte s’est rouverte pour laisser entrer les démolisseurs. Ils y sont encore. Dernier spasme de l’affaire Atzel …
Alors, la gemme Atzel : rêve tout court ou commerce du rêve ? Contemplant à son doigt la pierre froide et obscure comme un souvenir trouvé dans les décombres, le journaliste-archéologue se sent mélancolique. Pour la question ci-dessus, il y a prescription intégrale. La modernité a englouti le sanctuaire d’Esther et de Siméon comme les eaux du barrage d’Assouan ont englouti Abou Simbel. La gemme y gagne le droit de prendre place, au panthéon des amulettes, à la droite du scarabée des pharaons. Place à la lumière d’Egypte. Place au règne de mémoire.
Philippe Mignaval, né le 10 juin 1956 à Saint-Flour (Cantal), est un auteur de romans archéologiques à la française. Outre les références à des énigmes du passé, ses livres ont pour point commun de s’enraciner dans des terroirs mystérieux.
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